La grande saga familiale écrite par Roger Martin Du Gard entre 1922 et 1940 se décompose en huit épisodes : Le Cahier Gris (1922), Le Pénitencier (1922), La Belle Saison (1923), La Consultation (1928), La Sorellina (1928), La Mort Du Père (1929), L’Eté 1914 (1936) et enfin un Epilogue (1940).
Eu égard à la longueur très variable des huit romans (L’Eté 1914 pèse à lui seul aussi lourd que tous les autres épisodes réunis), rédiger un billet pour chacun d’eux n’aurait guère eu de sens. J’ai dès lors choisi de suivre le découpage de l’édition Folio du début des années ’90, celle dans laquelle j’ai lu pour la première fois Les Thibault. Elle organise l’œuvre en cinq volumes. Le premier regroupe Le Cahier Gris, Le Pénitencier et La Belle Saison. Le deuxième La Consultation, La Sorellina et La Mort Du Père. Le troisième contient la première partie de L’Eté 1914. Le quatrième la deuxième partie. Le cinquième, enfin, se compose de la dernière partie de cet Eté et de l’Epilogue.
Le présent billet porte donc sur Le Cahier Gris, Le Pénitencier et La Belle Saison, que je redécouvre après une première lecture il y a un peu moins de trente ans.
Au travers de la saga des Thibault, c’est la France du début du XXe siècle que Martin Du Gard ressuscite sous sa plume. Il brosse le portrait de deux familles parisiennes aisées que tout oppose. Ou plus exactement dont les figures tutélaires s’opposent radicalement. Les Thibault sont catholiques. Oscar, le chef de famille, est veuf. Pétri de principes bourgeois et religieux rigides, il élève seul ses deux enfants, Antoine et Jacques, que neuf ans séparent. Les Fontanin sont protestants. Thérèse, la mère, et Jérôme, le père, forment un couple pour le moins instable. La première, tout en ne cessant de pardonner au second ses frasques et ses infidélités, pourvoit seule à l’éduction de leurs deux enfants, Daniel et Jenny. Elle leur accorde une confiance et une liberté diamétralement opposées au carcan dans lequel Antoine et Jacques sont maintenus par leur père.
Quand celui-ci apprend que son fils cadet, nourrit une amitié plus qu’intense avec Daniel de Fontanin, sa réaction est immédiate. Il l’envoie dans une maison de redressement, le sommant de ne jamais revoir son ami. Mais c’est sans compter sur le caractère rebelle de Jacques et sur la complicité d’Antoine, son frère aîné. Qui, s’il respecte son père, n’en désapprouve pas moins ses méthodes.
Loin de se rompre, les liens entre les deux familles vont progressivement se renforcer, les enfants Thibault fréquentant les Fontanin à l’insu de leur père. Seuls pâtissent de la mesure prise par Oscar Thibault les liens l’unissant à ses enfants. Son autorité est secrètement mise à mal tandis que la complicité fraternelle se renforce entre Jacques et Antoine.
Sur fond de dissensions familiales, rien n’étant simple ni chez les Thibault, ni chez les Fontanin, des intrigues amoureuses vont se nouer. Antoine et Madame de Fontanin ne sont pas insensibles au charme l’un de l’autre. Pourtant, c’est avec une autre femme, Rachel, qu’Antoine aura une relation compliquée. Jacques, de son côté, éprouve – et ceux-ci sont réciproques – des sentiments ambigus pour Jenny, la sœur cadette de son ami. En même temps, Jérôme continue ses incartades conjugales, que Thérèse continue à lui pardonner, échouant à le rejeter totalement.
Roger Martin Du Gard trace ainsi les contours de personnages qui sont pour la plupart en rupture avec leur temps. Oscar Thibault apparaît comme le vestige – assez détestable de surcroît – d’une époque révolue. Jacques, que son côté rebelle rend allergique à l’autorité paternelle malgré l’amour compliqué qu’il lui porte, évoque un romantique contrarié auquel le bonheur est interdit et que la première guerre mondiale achèvera de broyer. Antoine, plus posé, ayant fait les bons choix, semble un compromis entre les deux, apparemment plus en phase avec son époque. L’amour bouleversera pourtant l’équilibre qu’il avait réussi à construire dans sa vie et c’est en idéaliste naïf qu’il apparaîtra à la fin des trois premiers épisodes de la saga.
Parallèlement, les Fontanin, même s’ils ne sont pas exempts de reproches et même si leur nom n’a pas le prestige de celui d’une vieille famille catholique française, semble moins tourmentés que ne le sont les Thibault. Jérôme est un coureur de jupons invétérés, prêt à abandonner femme et enfants à la moindre occasion, mais même s’il en est parfaitement détestable, Roger Martin Du Gard ne le dépeint pas comme un individu viscéralement méprisable. Thérèse, épouse transie, semble vouée au malheur conjugal, mais elle parvient à s’en extirper en pensant à ses enfants et en vivant une ébauche de deuxième vie en marge de celle qui l’unit à son mari. Quant à leurs enfants, Daniel et Jenny, leur horizon n’est certes pas sans nuages, mais ils échappent aux orages qui grondent bien souvent au-dessus de la tête de Jacques et d’Antoine.
Grand roman sur la France d’avant-guerre, la saga des Thibault est aussi un roman psychologique d’ampleur, où des caractères souvent forts réagiront de manières très différentes aux événements qui ne tarderont pas à secouer leur pays et à le précipiter dans le chaos.
Même si ce début de relecture ne m’a pas déçu, mon impression est un peu moins bonne qu’il y a trente ans. Le style de Roger Martin Du Gard ne souffre aucun reproche, mais il manque peut-être un peu de panache, parfois même de précision. Certains épisodes tirent quelque peu en longueur. Les dîners chez Packmell, notamment, m’ont semblé tout droit sortis des romans balzaciens, et dès lors un peu incongrus dans ce récit des premières années du XXe siècle.
J’hésite dès lors à poursuivre cette relecture. D’une part pour ne pas altérer plus le souvenir que j’en ai. D’autre part parce que des épisodes me manquant, je devrai pour la mener à son terme racheter l’intégrale de la saga, dont le découpage a changé depuis le début des années ’90.